CHAPITRE TROIS

 

Vers midi, Zwinger Street montra quelques signes d’animation. Un pâle soleil hivernal avait percé les nuages et donnait un aspect plus souriant au quartier. Les rues étaient maintenant fréquentées. On y voyait un grand nombre de femmes et quelques hommes appartenant, manifestement, à la population locale. Qwilleran décida de prendre un rapide repas. Il dut se contenter d’un sandwich et d’un breuvage innommable qui prétendait être du café. Il en profita pour téléphoner au journal et demander qu’on lui envoie un photographe.

— Surtout pas P’tit Spooner, précisa-t-il, il est maladroit et il y a beaucoup d’objets fragiles ici.

— Vous me prenez au dépourvu, répondit Riker, il faudra vous contenter de celui qui sera disponible. Avez-vous acheté quelque chose ?

— Non, dit Qwilleran, en raccrochant avec brusquerie, adressant toutefois une pensée émue à l’écusson des Mackintosh.

Vers une heure, la foule commença à se rassembler. Andrew Glanz s’était établi dans un grand immeuble datant des années vingt, alors que le quartier commençait à devenir plus commercial. Du plafond de la boutique pendaient des chaises, des pots en cuivre et une grande quantité de lustres. Le magasin regorgeait de meubles entassés dans un fouillis hétéroclite pour laisser la place à des rangées de chaises pliantes. Un escalier étroit conduisait à une loggia d’où retombaient des tapis persans et des tapisseries anciennes. Partout des panonceaux rappelaient : « Si vous cassez quelque chose, vous devrez l’acheter. »

Des amateurs circulaient, examinaient la marchandise, soulevant un plat ou faisant sonner le cristal d’un verre. Qwilleran se fraya un passage, en écoutant d’une oreille attentive des bribes de conversation :

— Regardez ce cheval à bascule, j’avais le même au grenier et mon mari l’a brûlé dans la cuisinière !

— Si le petit homme est sur le pont, avec une ombrelle, c’est de la porcelaine de Canton, mais s’il est assis, dans une maison de thé, c’est du Nankin… à moins que ce ne soit le contraire ?

— Je ne vois l’épi nulle part, Dieu merci !

— Voici l’échelle d’Andy.

— Ma grand-mère avait une aiguière de Meissen, mais la sienne était bleue.

— Croyez-vous que l’épi sera mis en vente ?

À mesure que l’heure approchait, les gens prenaient place en face de l’estrade qui avait été dressée. Qwilleran trouva une chaise libre, à l’extrémité d’une rangée d’où il pouvait surveiller l’arrivée du photographe. Une femme bien en chair, portant autour du cou deux paires de lunettes attachées à des rubans, vint s’asseoir près de lui.

— C’est ma première vente aux enchères, lui confia-t-il, consentiriez-vous à venir en aide à un débutant ?

Elle semblait avoir été dessinée au compas : gros yeux en boule de loto, dans un visage lunaire. Elle sourit, en arrondissant la bouche :

— Ne vous grattez pas l’oreille pendant les enchères, ou vous vous retrouverez propriétaire d’un trumeau que vous ne comptiez pas acheter. J’ai bien cru que j’allais rater la vente. J’avais rendez-vous chez l’ophtalmo et j’ai dû attendre. Il m’a mis des gouttes dans les yeux, je n’y vois plus rien.

— Qu’est-ce que cet épi dont tout le monde parle ?

— Vous êtes au courant de l’accident d’Andy ?

— J’ai cru comprendre qu’il était tombé d’une échelle.

— C’est pire que cela, dit-elle avec une expression chagrine, pardonnez-moi, mais cette histoire me rend malade. Je préfère ne pas entrer dans les détails. Je vous ai pris, tout d’abord, pour un antiquaire.

— Je suis rédacteur au Daily Fluxion.

— Oh ! vraiment ? dit-elle, en secouant ses courts cheveux blancs et en levant sur lui un regard émerveillé. Allez-vous écrire un article sur cette vente ? Je suis Iris Cobb. Mon mari est le propriétaire du Bric-à-Brac.

— Oh ! n’est-ce pas vous qui avez un appartement à louer ?

— En cherchez-vous un ? Le mien vous plaira sûrement. Il est meublé en ancien.

Elle tourna les yeux vers la porte, en ajoutant :

— Je me demande si mon mari est là. J’y vois comme à travers un brouillard.

— Comment est-il ?

— Grand et bel homme, probablement mal rasé. Il porte une chemise en flanelle rouge.

— Il est au fond, près d’une vieille horloge.

— Je suis contente qu’il soit venu, il pourra pousser les enchères sans que j’aie à m’en occuper.

Il parle à un homme habillé en Père Noël.

— C’est Ben Nicholas, un brocanteur qui occupe un appartement dans notre maison et qui est propriétaire du magasin appelé Le Roi Lear. (Avec un sourire affectueux, elle conclut :) C’est un vieil idiot.

— Y a-t-il quelqu’un d’autre que je devrais connaître ? Je vois un garçon blond, avec des béquilles. Il est tout de blanc vêtu.

— Russel Patch, le réparateur. Il ne porte que du blanc. Et cet homme maigre, devant nous, c’est Hollis Prantz, murmura-t-elle. Il a ouvert une nouvelle boutique nommé Tech-Tiques. Celui qui tient une serviette en cuir, c’est Robert Maus, l’attorney du district.

Qwilleran fut impressionné. La firme Hansblow, Maus et Castle était l’une des plus prestigieuses de la ville. Trois coups de marteau vinrent interrompre les conversations. Le commissaire-priseur s’avança sur l’estrade et prit la parole :

— Nous avons là un lot de belles marchandises et des acheteurs avisés, aussi je vous demande de formuler rapidement vos enchères. Évitez de jacasser, afin que j’entende les offres. Commençons. Voici un pichet de Bonnington, rêve de tout collectionneur. Un peu ébréché, mais qu’importe ! Qui m’en donne cinq ? L’enchère est à cinq. Six à ma gauche, l’enchère est à six. N’ai-je pas entendu sept ? Sept au fond, huit à ma droite, personne n’offre neuf ? Nous disons huit. Adjugé !

Des protestations s’élevèrent dans la salle.

— Trop rapides pour vous, braves gens. Allons, réveillez-vous, nous avons beaucoup de marchandises à liquider cet après-midi.

Toutes les soixante secondes, un nouvel article passait sous le marteau. Encrier d’argent, pot d’étain, figurines en biscuit, boîte à priser. Trois assistants s’affairaient sur les côtés, pendant que des porteurs allaient et venaient sur l’estrade.

— Voici un beau poêle en fonte émaillée, nous ne le porterons pas sur l’estrade, vos yeux de lynx l’auront déniché sur les marches de l’escalier. Qui m’en donne cinquante ?

Toutes les têtes se tournèrent vers le monstre ventru sur ses pieds arqués.

— J’ai cinquante. Qui dit soixante-quinze ? C’est une petite merveille. L’enchère est à cent dix. Cela vaut le double. L’enchère est à cent vingt. Encore un effort, cent trente ici. Un beau poêle comme ça ! L’enchère est à cent quarante. Nous disons cent cinquante. Adjugé à cent cinquante.

Le commissaire se pencha vers l’assistant qui inscrivait les ventes pour dire : « Vendu à C. C. Cobb. »

— Il est fou ! s’exclama Mrs. Cobb, nous ne retrouverons jamais notre argent. Je parie que Ben poussait les enchères pour s’amuser. Il le fait tout le temps même quand il sait que C. C. ne lâchera pas.

— Avec votre permission, reprit le commissaire-priseur, nous allons procéder à la vente de quelques articles de bureau.

Il y avait là des classeurs, un magnétophone portatif, une machine à écrire, objets offrant peu d’intérêt pour les acheteurs présents. Mrs. Cobb fit une enchère hésitante sur le magnétophone et l’obtint pour une bouchée de pain.

— Voici une machine à écrire, vendue dans l’état où elle se trouve. Il manque une lettre, je pense que c’est le Z. Qui m’offre cinquante ? Ai-je entendu cinquante ? Je propose quarante ? J’attends à quarante ? Trente ? Qui dit trente ?

— Vingt, cria Qwilleran, surpris lui-même de son audace.

— Adjugé à cet astucieux gentleman à la grosse moustache pour vingt dollars. Nous prendrons maintenant un petit repos de vingt minutes.

— Allons nous dégourdir les jambes, proposa Mrs. Cobb, en tirant familièrement le journaliste par la manche.

Comme ils se levaient, l’homme à la chemise rouge s’approcha.

— Pourquoi diable as-tu acheté ce stupide magnétophone ? demanda-t-il.

— Attends et tu verras, répondit sa femme, avec un léger sourire. Je te présente un rédacteur du Fluxion, il serait désireux de louer notre appartement.

— Je n’aime pas les journalistes, grommela Cobb, en s’éloignant.

— Mon mari est le brocanteur le plus désagréable de Came-Village, déclara Mrs. Cobb, avec fierté. N’est-ce pas qu’il est bel homme ?

Qwilleran cherchait une réponse pleine de tact, quand un remue-ménage se produisit, près de la porte. Le photographe du Fluxion venait d’arriver. P’tit Spooner mesurait un mètre quatre-vingt-dix et pesait près de cent quatre-vingts kilos, harnachement professionnel compris.

— Oh ! quel dommage, s’exclama Mrs. Cobb, ce doit être le vase de Sèvres qui s’est brisé, en tombant du piédestal Empire.

— Est-ce un objet de grande valeur ?

— Huit cents dollars environ.

— Gardez-moi cette chaise, dit Qwilleran, je reviens.

P’tit Spooner se tenait debout, visiblement mal à l’aise.

— Je n’y suis pour rien, affirma-t-il au journaliste, je me suis tenu à distance de cet idiot de vase.

Tout en parlant, il se retourna en accrochant un buste de Marie-Antoinette en marbre que Qwilleran rattrapa de justesse.

— Je vais monter en haut de l’escalier pour avoir une vue d’ensemble, dit le photographe.

— Faites attention, recommanda Qwilleran, si vous cassez quelque chose, vous devrez le payer.

Ayant repris sa place près de Mrs. Cobb, il lui expliqua :

— C’est le seul photographe de presse que je connaisse qui soit également agrégé de mathématiques, mais il est maladroit.

Le marteau résonna et la vente reprit, avec les articles les plus convoités : une bibliothèque anglaise, une commode Boule, une icône du XVIIe siècle, des candélabres florentins en bronze doré. De temps à autre, le flash du photographe crépitait.

– Et maintenant, voici deux magnifiques chaises Louis XV d’origine…

Il y eut un bruit. Quelqu’un cria : « Prenez garde ! » L’un des porteurs s’élança les bras tendus, juste à temps pour redresser un trumeau dont le sommet atteignait le plafond. Une seconde de plus et le miroir se serait écrasé sur l’assistance. P’tit Spooner se penchait par-dessus le balcon de la loggia. Rencontrant le regard inquiet de Qwilleran, il haussa les épaules, dans un geste d’impuissance.

— Je n’ai jamais vu autant d’incidents à une vente, dit Mrs. Cobb, cela me donne la chair de poule. Croyez-vous aux esprits ?

La salle était nerveuse et bruyante. Le commissaire-priseur éleva la voix en accentuant le rythme, agitant la main, le doigt tendu vers les acheteurs.

— Combien pour ce guéridon ? J’ai cinq cents ici. Ai-je entendu six cents ? Que vous arrive-t-il ? Ne voyez-vous pas qu’il a deux siècles ? J’en veux sept. Nous disons sept… Adjugé à sept cents dollars.

Le marteau frappa sur la table, tandis que l’excitation de la foule allait crescendo. Le guéridon fut prestement escamoté et le public attendit avec impatience l’article suivant. Il y eut une pause, tandis que le commissaire-priseur s’adressait à l’attorney dans une muette pantomime. Les deux hommes s’étant apparemment mis d’accord, un porteur vint poser un objet curieux sur l’estrade. D’une hauteur d’un mètre environ, il se composait d’une base carrée surmontée par une boule en cuivre, elle-même coiffée d’une pointe en acier ayant la forme d’un fer de lance.

— Le voilà, murmura une voix derrière Qwilleran, voilà l’épi.

Près de lui, Mrs. Cobb se couvrit le visage des deux mains, en gémissant :

— Ils n’auraient pas dû faire cela !

— Nous avons ici un épi ornemental provenant, sans doute, du toit d’une des vieilles maisons de Zwinger Street, annonça le commissaire. La boule est en cuivre massif. Combien m’en offre-t-on ?

Un silence lui répondit. Puis toute la salle se mit à chuchoter :

— Ça me donne froid dans le dos.

— Je n’aurais jamais cru qu’ils auraient le front de le mettre en vente !

— Qui me propose une enchère ? insista le commissaire.

— C’est de très mauvais goût !

— Est-ce qu’Andy est vraiment tombé dessus ?

— Comment, vous ne le saviez pas ? Il a été positivement empalé.

— Adjugé, lança le commissaire-priseur, vendu à C. C. Cobb.

— Oh non ! s’écria Mrs. Cobb.

À cet instant, on entendit un fracas épouvantable. Un lustre en bronze s’était détaché du plafond et venait de s’écraser sur le sol, manquant de peu Mr. Maus, l’attorney du district.